nuage zéro

De purs hommes

Mohamed Mbougar Sarr

29.01.2023

couverture du livre De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey & Jimsaan, 2018, représentant la façade d'une maison rouge délabrée. Dans l'encadrement de la porte apparaît la silhouette noire d'une personne qui penche la tête vers le sol.

Surprenant roman, profond, violent, parfois drôle, et cependant si désespéré. Une réflexion subtile sur la façon dont nous pouvons être prisonniers, le plus souvent sans le savoir, de nos cultures et « opinions nationales » et le parcours tragique d'un homme qui tente de s'en échapper, au prix de sa raison et de sa vie.

Rien n'est binaire chez Sarr, le mal et le bien s'unissent en chacun, chaque moment. Vouloir les séparer expose à la violence.

Je découvre Sarr avec ce livre, qui me donne envie de me plonger dans son prix Goncourt.

« — Non. Je ne sais pas. Après tout, ce n'était qu'un góor jigéen.

J'avais dit ces derniers mots avec une assurance et une dureté qui me surprirent, bien que j'eusse en même temps parfaitement conscience de les prononcer. Mais d'où me vint alors, immédiatement après, ce sentiment d'être l'antre d'un monstre, un monstre qui m'expulserait de moi ou, à l'inverse, et sans doute était-ce la même chose, m'emprisonnerait dans ses fondations ? D'où venait la conscience d'une étrangeté à l'œuvre dans mon propre être ? J'eus la certitude que, prononçant cette phrase, je n'étais plus moi-même. J'avais parlé par une bouche commune — telle une fosse — où étaient enterrés — mais elles ressuscitaient souvent — les opinions nationales. J'étais la bouche de forces vieilles qui avaient droit de vie et de mort sur moi. Je ne connaissais plus ma vérité intime ; l'idée même d'en avoir, dans ce cas précis, me semblait dangereuse. Alors j'avais exagéré ma froideur, comme si j'avais craint que l'œil de ma société ne me surprît en flagrant délit de faiblesse. Dans le tribunal de ma chambre, seul avec Rama, j'avais donc de nouveau prêté serment devant ma culture, son invisible et pesante présence, ses siècles lourds, ses milliards de regards. »

Mohamed Mbougar Sarr. De purs hommes. Philippe Rey / Jimsaan, 2018, p.18

« Nous sommes souvent durs envers l'humanité, sa bêtise, ses fautes et sa laideur, mais nous n'avons qu'elle. Elle est notre seule vraie famille, notre unique refuge contre notre solitude. Oui, nous sommes fondamentalement seuls et, sans la communauté de solitudes que forme et nous offre l'humanité, aucun de nous ne tiendrait un round face à lui-même. On réussit à continuer à vivre parce qu'on sait que tous, riches, pauvres, Juifs, Miss Univers, prix Nobel, et même les Américains, tous sont aussi seuls que nous. Cette idée est faible, égoïste,lamentable, je l'admets. Elle est désespérante et ne fait aucun cas de l'amour. Mais elle a aussi pour moi quelque chose de bassement réconfortant. »

Mohamed Mbougar Sarr. De purs hommes. Philippe Rey / Jimsaan, 2018, p.49

« Je voulais être là, pas seulement pour, mais avec elle. Je ne pourrais pas aller loin à son côté, je le savais : on finit toujours par être seul dans le labyrinthe. Mais, avant, on a besoin de compagnie. C'est ce que j'essayais de lui offrir. La vraie disponibilité est celle qu'on doit aux morts ou à ceux qui les accompagnent outre-tombe. Les vivants se figurent toujours que ce sont les morts qui les abandonnent. Sans doute est-ce en partie vrai, mais il vient rarement à l'esprit que l'inverse est également valable et que, d'une certaine manière, les vivants abandonnent les morts pareillement. Les morts aussi sont seuls. Jusqu'au bout, ils ont besoin qu'on les accompagne, qu'on leur fasse cortège. Je voulais être dans le cortège d'Amadou. Je ne voulais pas laisser sa mère en être la seule marcheuse. »

Mohamed Mbougar Sarr. De purs hommes. Philippe Rey / Jimsaan, 2018, p.139

« J'étais en proie à une profonde tristesse, que personne ne pouvait partager. Je voulais être loin de mon père et d'Adja Mbène, car ce que je pouvais dire nous aurait tous blessés. Expliquer que le sort d'Amadou m'avait touché sans que je sache vraiment pourquoi les aurait choqués autant que si je m'étais déclaré homosexuel. Ils attendaient de moi une réponse simple et claire. Ils l'espéraient. Mais qu'est-ce qui est simple ? Où est la clarté ? Existe-t-il une seule vérité limpide ? Une parole véritable ne tire-t-elle pas sa justesse de la difficulté qu'elle éprouve à éclore, face à la tentation de facilité et d'arrogance ? L'essentiel ne se dit pas dans la fluidité, dans la parole aisée et nette ; je crois, au contraire, qu'il s'énonce par l'hésitation, par les silences profonds et nuancés, impurs, qui séparent ou rapprochent, je ne sais vraiment, toute parole de celle qui la suit ou la précède. »

Mohamed Mbougar Sarr. De purs hommes. Philippe Rey / Jimsaan, 2018, p.158