Dimitri de Perrot est déjà en scène alors que le public entre en salle. Installé à cour devant une table de mixage, il trie des disques éparpillés au sol, et tripote des feuilles de cartons. Au centre du plateau, une piste ronde, et au fond, un petit décor de carton découpé suggère une ville (silhouettes de buildings).
Il saisit un cutter et découpe une feuille de carton pour en extraire une forme circulaire qu’il pose sur sa platine. Il pose le diamant sur ce qui est devenu disque, ce qui produit un crissement, puis un son sourd et répétitif. La lumière s’éteint dans la salle.
Au rythme syncopé de ce disque de carton, le décor se met à bouger. Un personnage (Martin Zimmermann) lui-même enroulé dans une grande feuille de carton et dont on ne devine que les mains et les pieds, s’avance sur la piste ronde.
La musique engendrée par De Perrot se structure de plus en plus, et l’homme dans son carton suit le rythme, tournoie sur lui-même, s’agite de plus en plus. On ne voit que ses mains qui s’agitent à travers des trous pratiqués dans le carton, parfois ses pieds.
Lumière rouge. Il disparaît.
La table de mixage du musicien est posée sur ce qui se révèle être un bras de tourne disque géant, qui vient se poser un instant sur la piste, puis se retire.
Zimmermann revient, vêtu du costume gris de l’homme moderne, un attaché case noir à la main. Un incroyable visage émacié aux yeux globuleux, luisant comme un couteau sous la lumière. L’attaché case est en fait une petite enceinte portable d’où sort un son grésillant. Lorsqu’il balance l’objet au bout de son bras, le son se balance dans l’espace. Il danse avec cette valise-enceinte qui devient sa partenaire. Elle s’ouvre et se plie comme il s’ouvre et se plie.
Il semble lui-même être un objet, une marionnette frénétique sous l’emprise du son, régissant au moindre bruissement avec une intensité incroyable. Ses longs bras s’agitent de mouvements saccadés, son grand corps se plie en deux, en quatre, en davantage, est emporté par la platine géante qui tourne sous ses pieds.
Les seuls moments où il s’arrête quelques secondes, il pianote frénétiquement sur son téléphone portable en carton, ou bien se branche sur son iPod et tapote du pied en cadence, assis sur son attaché case. Mais le voilà vite reparti dans sa danse infernale. Il entraîne le public dans sa folie, le fait applaudir à ses gesticulations, tel un chef d’orcheste ou un chauffeur de salle sur un plateau de télévision. Montrant ses grandes dents blanches luisantes.
Voilà bientôt une armée de silhouettes en costumes, photos grandeur nature et sans tête de Zimmermann collées sur des grands cartons. Il les aligne derrière lui comme une rangée de bons petits soldats, et se moque de cette armada dérisoire. Pris d’un rire convulsif inquiétant, il finit par les abattre sur la platine comme un château de cartes.
Toute la fin du spectacle consiste en un jeu d’apparitions d’objets pré-découpés dans un grand paravent de carton sur lequel sont collés des photos d’électro-ménager (postes de télévision, grille-pan, etc.). Zimmermann en fait surgir un personnage étrange, petit extra-terrestre, avec qui il danse, puis qu’il transforme en chaise. Hop, une table surgit du paravent, et il se retrouve dans une petite maison de carton, où file une souris, suivie d’un chat de carton.
Tout s’achève sur un air de Bobby Mcferrin d’outre-tombe, sur le tourne disque géant jonché de petites pièces de cartons, devant le paravent devenu une dentelle géante.
Même lorsqu’il ne fait rien, Zimmermann m’hypnotise. Je pourrais rester longtemps à scruter ce visage et ce corps, écho lointain d’un Buster Keaton et du Comte Dracula. Son seul regard acéré se promenant sur le public raconte déjà tellement de choses.
Gaff Aff crée une fascinante alchimie entre le charisme insensé de Zimmermann, son grand corps désarticulé mimant la danse frénétique de l’homme moderne soumis aux cadences infernales ; et l’univers sonore très bricolo-expérimental de De Perrot.
Avoir une personnalité propre est bien la moindre des choses que l’on puisse attendre d’une œuvre, mais c’est finalement assez rare. Et même s’ils font appel à de nombreuses références contemporaines et classiques (issues du cirque, de la danse, du mime, de la musique, du cinéma, de l’architecture, etc.), Zimmermann et de Perrot inventent un univers en miroir de notre monde, avec une originalité très séduisante.