Ru - Kim Thúy
Livre trouvé posé sur un muret dans un jardin, comme s'il m'attendait.

Série de courts chapitres racontant le parcours d'une vie entre le Viêt Nam et le Canada. Sans pathos, d'une écriture fine et précise, elle dit le déracinement, l'hébétude, les silences, la peur, la vie qui survit comme elle peut dans la misère, la reconstruction ailleurs, le sentiment d'étrangeté qui ne part jamais tout à fait...
Dans ce passage, je retrouve ce que dit Viet Thanh Nguyen sur la façon dont guerre et paix se mélangent, sont parfois les deux facettes d'une même réalité :
« Petite, je croyais que la guerre et la paix étaient deux antonymes. Et pourtant j'ai vécu dans la paix pendant que le Vietnam était en feu, et j'ai eu connaissance de la guerre seulement après que le Vietnam ait rangé ses armes. Je crois que la guerre et la paix sont en fait des amies et qu'elles se moquent de nous. Elles nous traitent en ennemis quand ça leur plaît, comme ça leur convient, sans se soucier de la définition ou du rôle que nous leur donnons. Il ne faut donc peut-être pas se fier à l'apparence de l'une ou de l'autre pour choisir la direction de notre regard. »
Kim Thúy. Ru. Liana Levi, 2010, p. 31
Le cours des choses a divisé la langue du pays en (au moins) deux réalités différentes.
« Comme au Canada, le Vietnam avait aussi ses deux solitudes. La langue du Nord du Vietnam avait évolué selon sa situation politique, sociale et économique du moment, avec des mots décrivant comment faire tomber un avion à l'aide d'une mitrailleuse installée sur un toit, comment accélérer la coagulation du sang avec du glutamate monosodique, comment repérer les abris quand les sirènes sonnent. Pendant ce temps, la langue du Sud avait créé des mots pour exprimer la sensation des bulles de Coca-Cola sur la langue, des termes pour nommer les espions, les rebelles, les sympathisants communistes dans les rues du Sud, des noms pour désigner les enfants nés des nuits endiablées des GI. »
Kim Thúy. Ru. Liana Levi, 2010, p. 147-148
L'amour au Viêt Nam vient de la tête.
« Tout récemment, j'ai vu à Montréal une grand-mère vietnamienne demander à son petit-fils d'un an : « Thương Bà đế đâu ? » Je ne sais pas comment traduire cette phrase de seulement quatre mots, mais qui contient deux verbes, « aimer » et « porter ». Littéralement, c'est : « Aimer grand-mère porter où ? » Le petit s'est touché la tête avec la main. J'avais complètement oublié ce geste, que moi-même j'ai fait mille fois quand j'étais petite. J'avais oublié que l'amour vient de la tête et non pas du cœur. De tout le corps, seule la tête importe. Il suffit de toucher la tête d'un Vietnamien pour l'insulter, non seulement lui mais tout son arbre généalogique. »
Kim Thúy. Ru. Liana Levi, 2010, p. 174