La prochaine fois, le feu - James Baldwin
Je lis enfin ce court essai de James Baldwin, publié pour la première fois en 1963. Il traînait sur ma table de nuit depuis au moins deux ans. Les mots, la voix et le visage de Baldwin m'avaient déjà hypnotisée dans le magnifique film de Raoul Peck I Am Not Your Negro.

Ce petit livre rassemble en fait deux textes : une lettre à son neveu prénommé James, qui est une sorte d'avertissement à la fois tendre et terrible sur ce qui attend un jeune homme Noir dans la vie, suivie d'un essai intitulé Au pied de la Croix : lettre d'une région de mon esprit, ou le récit du parcours spirituel du jeune Baldwin depuis l'enfance, son éveil à la difficile condition de « Noir » aux États-Unis et son incursion dans la religion pour tenter de s'en échapper.
« Chaque jeune Noir — dans la situation où je me trouvais à cette époque en tout cas — qui en arrive à ce point se rend tout à coup compte, très profondément, parce qu'il veut vivre, qu'il est terriblement menacé et qu'il faut qu'il trouve, très vite, une « chose », un truc pour se tirer de là, pour prendre son départ dans la vie, et la nature de ce truc est absolument secondaire. Cette découverte m'horrifia et, en me révélant que le chemin devant moi était rempli de chausse-trapes, contribua à me précipiter dans le sein de l'Église. »
James Baldwin. La prochaine fois, le feu. Trad. Michel Sciama. Gallimard, 2018, p.44-45
Il s'y plonge au pont de devenir prédicateur, très jeune, mais éprouve rapidement combien l'Église est un théâtre, une illusion construite autour d'un « Dieu blanc » (p.52), qui détourne du réel, qui invite à « accepter son sort » et ne pas lutter pour des conditions de vie meilleures.
« C'est pourquoi, lorsque je me trouvais face à face avec des fidèles, je n'avais maintenant pas trop de toutes mes forces pour ne pas bégayer, ne pas jurer, ne pas leur dire de jeter leurs bibles, se relever, rentrer chez eux et organiser, par exemple, une grève des loyers. »
James Baldwin. La prochaine fois, le feu. Trad. Michel Sciama. Gallimard, 2018, p.61
La religion, outre qu'elle détourne des luttes politiques pour améliorer l'ici et maintenant plutôt qu'attendre l'au-delà, repose par ailleurs trop souvent sur une lecture étriquée des valeurs fondamentales. Baldwin remarque que, chez les catholiques Noirs comme chez les musulmans Noirs de la Nation of Islam, la notion d'amour s'arrête à la couleur de peau. Et si Baldwin comprend, pour l'avoir lui-même vécu dans sa chair, que 400 ans d'esclavage et de terreur blanche imposés aux personnes de sa couleur de peau ont pu forger cette méfiance et même parfois cette haine renversée comme dans un miroir, il essaye malgré tout de croire en l'amour comme valeur totale et inconditionnelle.
« Quand on nous a dit d'aimer tous les hommes, j'avais cru que cela signifiait TOUS LES HOMMES. Mais il n'en était rien. Cela ne s'appliquaient qu'à ceux qui partageaient nos croyances et pas du tout aux Blancs. Un pasteur me dit par exemple que je ne devais absolument jamais, sous aucun prétexte, céder ma place, dans un transport public, à une femme blanche, les Blancs ne se levant jamais pour une femme noire. Sans doute, en général ceci n'était-il que trop exact. Je comprenais ce qu'il voulait dire. Mais que signifiait, à quoi me servait d'être parmi les élus si je ne pouvais pas adopter une attitude d'amour envers les autres quelle que fût l'attitude qu'ils avaient envers moi ? Les autres étaient responsables de leurs actes dont ils auraient à répondre quand sonneraient les trompettes du Jugement. Mais j'étais responsable des miens et j'aurais aussi à m'en justifier, à moins, naturellement, qu'il y ait également au Paradis des dispenses spéciales pour ces pauvres Noirs à demi évolués qui ne sauraient être jugés selon le même code que le reste de l'humanité, ou les anges. »
James Baldwin. La prochaine fois, le feu. Trad. Michel Sciama. Gallimard, 2018, p.62-63
C'est ce que je trouve très beau, et parfois poignant, chez Baldwin. C'est cette lutte démesurée avec ses mots d'amour et de raison contre les forces colossales de la haine, nourries par des années et des années de maltraitance et d'aveuglement et de refus de se regarder en face. Sans aucune naïveté, sans aucun manichéisme, il cherche à y voir clair, nous enjoint à être responsables de nos paroles et de nos actes, et à élever le débat pour ne pas le laisser s'enliser éternellement dans les mêmes erreurs.
« J'ai beaucoup à cœur de voir les Noirs américains conquérir leur liberté ici aux États-Unis. Mais leur dignité et leur santé spirituelle me tiennent également à cœur et je me dois de m'opposer à toute tentative des Noirs de faire aux autres ce qu'on leur a fait. il me semble connaître — nous le voyons tous les jours, tout autour de nous — le désert spirituel où mène cette route. C'est là une loi si simple et pourtant apparemment si difficile à comprendre : Quiconque avilit les autres s'avilit lui-même. Il ne s'agit pas ici d'une profession de foi mystique mais d'une simple constatation, qui trouve sa confirmation dans le regard de n'importe quel sheriff de l'État d'Alabama — et je voudrais bien ne jamais voir un Noir tomber si bas. »
James Baldwin. La prochaine fois, le feu. Trad. Michel Sciama. Gallimard, 2018, p.111
Ce qui est très effrayant, c'est de lire ces mots écrits au début des années 60 et de les trouver toujours aussi actuels. Le mouvement pour les droits civiques a permis aux Afro-américains d'aller dans les mêmes écoles que les Blancs, de monter dans les mêmes bus, de devenir consommateurs à part entière du capitalisme mondialisé contemporain, mais il n'a pas totalement effacé le fossé culturel, l'incompréhension et la méfiance mutuelle entre les gens. Il n'a pas arrêté les inégalités d'accès au travail, au logement, à la culture... Il n'a pas empêché les violences d'État de frapper de manière disproportionnée les personnes à la peau sombre et toutes celles considérées comme « différentes ». Comment faire pour que chacun soit AVANT TOUT considéré simplement comme un être humain ?