07.05.2020
Quand j'ai vu Friction en me promenant un jour à la librairie Gwalarn de Lannion, et que j'en ai parcouru les deux premières pages, j'ai su qu'il était temps pour moi de rencontrer Anna Lowenhaupt Tsing, l'anthropologue dont le nom circulait déjà depuis quelques années au sujet de son autre essai, Le champignon de la fin du monde, que je n'avais alors encore pas lu.
Je n'aurais pas imaginé me plonger aussi facilement dans le récit du commerce de bois tropical en Indonésie, mais elle rend le sujet passionnant. En partant de ses rencontres et ses amitiés avec les habitants du Kalimantan du Sud ou avec ceux qu'elle appelle les « amoureux de la nature » avec qui elle part crapahuter dans les montagnes dans les années 80 et 90, elle montre comment les réalités locales s'articulent et se transforment au contact des logiques capitalistes globales, mais aussi comment ces logiques globales sont elles-mêmes transformées, singularisées par ces frictions. C'est lumineux et en même temps souvent terrible.
À la fois tranquille et tranchante, Anna Lowenhaupt Tsing est très impressionnante par sa capacité à faire ces allers-retours entre micro-récits, attention aux détails et aux voix individuelles, et méga-récits contemporains, logiques collectives et planétaires. Elle le fait sans haine, sans crier, presque sans juger : elle décortique, avec détermination et clarté.
« Dans la matrice du colonialisme, la raison universelle est devenue la marque des formes de connaissance et de pouvoir en expansion dans l'espace et le temps. Les colonisateurs étaient, évidemment, les mieux placés pour articuler la raison universelle. À l'opposé, les colonisés se caractérisaient par leurs cultures particularistes : ici, le particulier est ce qui ne peut pas s'étendre. L'universel, lui, ouvre la voie à des vérité sans cesse améliorées et même, sous des formes utilitaristes, à une vie meilleure pour toute l'humanité. Ces contrastes continuent à structurer les asymétries globales.
Anna Lowenhaupt Tsing. Friction : délires et faux-semblants de la globalité. La Découverte, 2020, p.38
Dans le même temps, cette histoire n'englobe pas la variété des affirmations universelles qui caractérise notre époque. Les universalismes qui existent réellement sont hybrides, transitoires et nécessitent une reformulation constante au travers du dialogue. »
Il me semble que c'est ce dialogue qu'elle construit dans son livre. Elle cherche toujours à dépasser les dualismes simplistes (nature/ville, tradition/modernité, sauvage/civilisé, etc.) et les oppositions stériles, pour essayer de trouver du sens dans ces zones et moments de frictions.
« Nous sommes comme un guetteur isolé dans sa petite île, les yeux tournés vers le monde, vaste mais brumeux, représenté par le continent. Le pont des vérités universelles promet de nous y amener. Cependant, quand nous l'empruntons, nous ne nous retrouvons pas partout, mais quelque part en particulier. Même si notre pont montre le chemin vers les vérités universelles les plus hautes - les idées scientifiques, la liberté et les droits individuels, la possibilité de la prospérité pour tout - nous restons prisonniers de la spécificité de règles et de pratiques fondées sur des préjugés mesquins, des hiérarchies absurdes, des exclusions cruelles. Nous devons nous en contenter, mêler nos désirs aux compromis de l'action pratique. Soit nous nous endurcissons, soit nous sommes submergés par le chagrin et la colère. Le pont que nous laissons derrière nous n'est pas le pont que nous avons emprunté. Mais rejeter la mémoire du premier pont revient à nier tout désir. Prétendre qu'il est le même que le second est tout simplement le mensonge nu du pouvoir. Ce n'est qu'en maintenant la friction entre les deux ponts expérimentés subjectivement, la friction entre l'aspiration et la réalisation pratique, qu'une analyse critique de la connexion globale est possible. »
Anna Lowenhaupt Tsing. Friction : délires et faux-semblants de la globalité. La Découverte, 2020, p.154
Je ne sais en revanche pas ce qui a pris aux traducteurs - ou éditeurs ? - de transformer le sous-titre original An Ethnography of Global Connection qui est très bien, en Délires et faux-semblants de la globalité... Peut-être ont-ils trouvé ça plus vendeur ? Mais pour moi, ça sonne un peu ridicule et ne rend pas du tout justice à l'esprit du livre.